ECCE HOMO 1/999
Une nouvelle
fois où il jouit sans prendre son pied. Ces derniers temps cela devient trop
fréquent pour rester supportable. Il descend dans la rue afin d'oublier qu'il
rumine et allume son walkman pour oublier qu'il marche. C'est une belle nuit, les
rares nuages traversent un ciel étoilé qu'on pourrait croire d'été. Il remonte
quand même son col.
Une demi-heure déjà qu'il déambule et
il est toujours aussi sombre. La ville entière fait de son mieux pourtant. Les
clochers sont illuminés, les boulevards bien dessinés et les phares des
voitures lui font des clins d'oeil multicolores. Feu orange, feu rouge. Il interrompt sa
marche mécanique. A côté de lui, s'arrête un homme et son chien. Ce dernier
tire sur sa laisse pendant que son maître tire sur sa cigarette. Deux semaines
que Jules n'en a pas fumé une, quinze jours c'est déjà ça.
A
cette heure-là, seule la gare reste ouverte. Il s'achète un paquet de Philip
Morris et demande une boîte d'allumette. Dans le hall désert, il allume sa tige
de goudron. La voix de la SNCF rappelle aux voyageurs qu'il doivent composter
leurs billets avant de monter le train et qu'il est interdit de fumer dans
l'enceinte de la gare.
Peu de trains au départ, Lausanne à
minuit quarante-deux, Besançon trente-sept minutes après et Rome dans
vingt-cinq minutes. Il se dirige jusqu'à la voie F et, alors qu'il s'apprête à
monter les 23 marches pour accéder au quai, il les a compté à l'occasion de sa
dernière nuit d'insomnie, il doute. Il ne sait pas vraiment de quoi il peut bien
douter, son rituel est quasiment toujours identique : Il choisit le train qui
part en premier de manière à ce qu'il y ait déjà quelques voyageurs , il
s'assied sur le banc le plus éloigné et attend. Du moins il essaie d'attendre,
il cherche à comprendre ce que l'on ressent lorsque l'on attend quelque chose.
Toujours est-il qu'en montant la douzième marche il ne s'en souvient déjà
pratiquement plus, mais il a bien ressenti un trouble.
Le train est déjà là, un corail usé
comme un sous-marin soviétique. Il est posé là, long, froid, vieux et immobile
tel un rideau de fer qui n'aurait pas connu la libération capitaliste. Jules
associe toujours le train aux cheminots et les cheminots au communisme. Loin
des meeting de Georges Marchais et des défilés exotiques de la Chine de Mao, il
repense à Eisenstein, aux soviets et à la dictature du prolétariat. Quand il
prend l'avion, c'est au patron de Virgin dont il ne se rappelle jamais le nom
auquel il pense.
Il n'y a pas foule, c'est le moins
qu'on puisse dire. Juste un couple de personnes âgées et un homme seul. Jules
s'intéresse immédiatement à lui. Il doit avoir son âge, trente cinq ans
maximum. Sa manière de se tenir debout intrigue Jules. Aussi immobile qu'une
statut et pourtant un simple souffle semble à même de le faire tomber. Ses
grands pieds et sa lourde carrure tranche avec ses yeux absents et ses épaules
tombantes. Jules s'assoit sur le banc derrière lui. Il ne voit désormais que
cette nuque puissante et poilue. Sa troisième cigarette d'après sevrage commence
à lui faire apprécier le fait d'être assis.
Plus que quinze minutes avant le
départ. Le vent s'engouffre sur le quai F ; le jeune homme désormais assis
propose une cigarette à Jules, il essaie de refuser mais l'autre ne l'entend
pas. Il sent bien tout le pouvoir de la nicotine sur son cerveau alors que
Bilal, avec un fort accent indéfinissable, lui demande :
_ "Vous attendez le train ?"
_ "Non j'attends juste."
_ "Mais vous attendez quoi au
juste ?"
_ "Rien. Et vous ? Vous partez en
vacances à Rome ?"
_ "Non j'y vais pour un
enterrement."
La réponse
que Jules craint le plus. Il ne se sent pas désolé, d'ailleurs tout le monde
sait qu'il n'y peut rien, sauf peut être son ex-femme qui pense que tout est de
sa faute. Il n'arrive pas plus à présenter ses condoléances, d'une part il ne
sait pas ce que cela signifie, et d'autre part il ne ressent pas la douleur de
l'autre.
_ "Quelqu'un de proche ?"
Non c'est
vrai qu'on adore parcourir mille kilomètres pour enterrer les gens qu'on ne
connaît pas, ça fait une sortie peste Jules contre lui-même.
_ "Mon frère, enfin mon
demi-frère. C'est le fils de mon père mais je ne l'ai jamais vu et je ne savais
pas que j'en avais un avant sa mort. Celle de mon père je veux dire. Il s'agit
en fait..."
Jules essaie
d'établir une cohérence à ce récit mais abandonne au troisième mariage de Luka, le père de Bilal, avec la nièce de
la soeur de sa deuxième femme, sa première femme est la mère de Bilal. Jules
qui a toujours reproché à sa famille d'être tout ce qu'il y a de trop normal en
est bien content aujourd'hui.