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ASSEZ DIT
20 mai 2009

ECCE HOMO 1/999

          Une nouvelle fois où il jouit sans prendre son pied. Ces derniers temps cela devient trop fréquent pour rester supportable. Il descend dans la rue afin d'oublier qu'il rumine et allume son walkman pour oublier qu'il marche. C'est une belle nuit, les rares nuages traversent un ciel étoilé qu'on pourrait croire d'été. Il remonte quand même son col.

 Une demi-heure déjà qu'il déambule et il est toujours aussi sombre. La ville entière fait de son mieux pourtant. Les clochers sont illuminés, les boulevards bien dessinés et les phares des voitures lui font des clins d'oeil multicolores. Feu orange, feu rouge. Il interrompt sa marche mécanique. A côté de lui, s'arrête un homme et son chien. Ce dernier tire sur sa laisse pendant que son maître tire sur sa cigarette. Deux semaines que Jules n'en a pas fumé une, quinze jours c'est déjà ça.

  A cette heure-là, seule la gare reste ouverte. Il s'achète un paquet de Philip Morris et demande une boîte d'allumette. Dans le hall désert, il allume sa tige de goudron. La voix de la SNCF rappelle aux voyageurs qu'il doivent composter leurs billets avant de monter le train et qu'il est interdit de fumer dans l'enceinte de la gare.

 Peu de trains au départ, Lausanne à minuit quarante-deux, Besançon trente-sept minutes après et Rome dans vingt-cinq minutes. Il se dirige jusqu'à la voie F et, alors qu'il s'apprête à monter les 23 marches pour accéder au quai, il les a compté à l'occasion de sa dernière nuit d'insomnie, il doute. Il ne sait pas vraiment de quoi il peut bien douter, son rituel est quasiment toujours identique : Il choisit le train qui part en premier de manière à ce qu'il y ait déjà quelques voyageurs , il s'assied sur le banc le plus éloigné et attend. Du moins il essaie d'attendre, il cherche à comprendre ce que l'on ressent lorsque l'on attend quelque chose. Toujours est-il qu'en montant la douzième marche il ne s'en souvient déjà pratiquement plus, mais il a bien ressenti un trouble.

 Le train est déjà là, un corail usé comme un sous-marin soviétique. Il est posé là, long, froid, vieux et immobile tel un rideau de fer qui n'aurait pas connu la libération capitaliste. Jules associe toujours le train aux cheminots et les cheminots au communisme. Loin des meeting de Georges Marchais et des défilés exotiques de la Chine de Mao, il repense à Eisenstein, aux soviets et à la dictature du prolétariat. Quand il prend l'avion, c'est au patron de Virgin dont il ne se rappelle jamais le nom auquel il pense.

 Il n'y a pas foule, c'est le moins qu'on puisse dire. Juste un couple de personnes âgées et un homme seul. Jules s'intéresse immédiatement à lui. Il doit avoir son âge, trente cinq ans maximum. Sa manière de se tenir debout intrigue Jules. Aussi immobile qu'une statut et pourtant un simple souffle semble à même de le faire tomber. Ses grands pieds et sa lourde carrure tranche avec ses yeux absents et ses épaules tombantes. Jules s'assoit sur le banc derrière lui. Il ne voit désormais que cette nuque puissante et poilue. Sa troisième cigarette d'après sevrage commence à lui faire apprécier le fait d'être assis.

 Plus que quinze minutes avant le départ. Le vent s'engouffre sur le quai F ; le jeune homme désormais assis propose une cigarette à Jules, il essaie de refuser mais l'autre ne l'entend pas. Il sent bien tout le pouvoir de la nicotine sur son cerveau alors que Bilal, avec un fort accent indéfinissable, lui demande :

 _ "Vous attendez le train ?"

 _ "Non j'attends juste."

 _ "Mais vous attendez quoi au juste ?"

 _ "Rien. Et vous ? Vous partez en vacances à Rome ?"

 _ "Non j'y vais pour un enterrement."

La réponse que Jules craint le plus. Il ne se sent pas désolé, d'ailleurs tout le monde sait qu'il n'y peut rien, sauf peut être son ex-femme qui pense que tout est de sa faute. Il n'arrive pas plus à présenter ses condoléances, d'une part il ne sait pas ce que cela signifie, et d'autre part il ne ressent pas la douleur de l'autre.

 _ "Quelqu'un de proche ?"

Non c'est vrai qu'on adore parcourir mille kilomètres pour enterrer les gens qu'on ne connaît pas, ça fait une sortie peste Jules contre lui-même.

 _ "Mon frère, enfin mon demi-frère. C'est le fils de mon père mais je ne l'ai jamais vu et je ne savais pas que j'en avais un avant sa mort. Celle de mon père je veux dire. Il s'agit en fait..."

Jules essaie d'établir une cohérence à ce récit mais abandonne au troisième mariage de Luka, le père de Bilal, avec la nièce de la soeur de sa deuxième femme, sa première femme est la mère de Bilal. Jules qui a toujours reproché à sa famille d'être tout ce qu'il y a de trop normal en est bien content aujourd'hui.

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